Ecriture Passion par Patrick

Ecriture Passion par Patrick

elle écrit

Elle écrit.

Des carnets de toutes les couleurs. Des encres de tous les sangs.

Elle écrit le soir, ce ne serait pas possible autrement. Après les courses, le bain donné à l'enfant, les leçons à faire réciter. Elle écrit sur la table desservie. Loin dans le soir. Tard dans la langue. Quand l'enfant l'abandonne pour la menue monnaie d'un sommeil, ou d'un jeu. Quand ceux qu'elle nourrit ne savent plus rien d'elle. Quand elle est là elle-même hors d'atteinte : seule devant la page. Misérable devant l'éternel.

Beaucoup de femmes écrivent ainsi, dans leurs maisons gelées. Dans leur vie souterraine.

Beaucoup qui ne publient pas.

Ma vie me fait souffrir . ma vie me tue le jour, la nuit je tue ma vie.

J'attendais d'être reine. Je ne sais plus que mendier. Je voulais vivre de bel amour. Je meurs de sale blessure. Et pourtant je suis là : indemne. Je souffre de ma vie intacte dedans ma vie ruinée. Je meurs de trop de chant dans trop peu de feuillage.

Elle va dedans sa vie comme une aveugle. Elle va dans l'écriture comme un printemps. De temps en temps elle vous montre un carnet. Chacune des phrases vous touche, comme au fleuret : leur pointe acérée pénètre à merveille dans vous yeux. Ce qui vous touche est un mystère. C'est là et c'est ailleurs.

Un jour elle écrit. Un autre jour elle n'écrit plus.

Ce deuxième jour dure des années. Ce temps est emmené par l'enfant dernier-né. Elle reverse le lait des encriers. Elle lange l'enfant dans les pages blanches. Elle lui cède toutes ses phrases. Il en fait des ombres chinoises, des cris, des rires. Il en fait n'importe quoi. Elle lui donne son bien le plus précieux –sa voix. Il en fait un jouet docile, merveilleusement souple. Elle s'attache à l'enfant de tout ce qu'elle lui donne : les carnets, la solitude, le silence. Tout.

Elle contemple l'étendue chaque jour croissante des fatigues. Elle sourit. On pourrait même parler de bonheur. Une espèce singulière du bonheur. Une manière d'être heureuse qui n'empêche pas la souffrance, qui ne gêne pas le désespoir en cours. Un roseau sur le bord des eaux noires. Elle est dans le souci incessant de l'enfant, dans la veille insomniaque. Elle est dans ce souci pour tous ceux qui l'approchent. C'est une façon apprise dans l'enfance. C'est une nature seconde, plus forte que sa nature. C'est sa façon d'aimer, elle n'en connaît pas d'autre : d'un amour de pure perte. D'un amour survivant à toutes fins. D'un amour survivant à l'amour. L'enfant grandit, fortifié d'elle. Les premiers pas, les premiers mots. Les heures d'école.

Alors elle revient aux carnets. Doucement d'abord. Comme à la dérobée. Fautive. Dans les premières pages, elle colle des photographies de l'enfant. Puis, un peu plus loin, des fragments de peinture. Avec parfois une phrase d'un livre aimé. Un galet dans l'eau vive des lectures. Les images se font plus rares. Les phrases s'agrandissent. Toujours des citations –qu'elle corrige quelquefois. Elle dit : rectifié. Ca, c'est du Paul Eluard rectifié. Et ça, de l'Apollinaire, rectifié aussi. Elle change un mot, exile une virgule pour atteindre plus de fraîcheur. La convalescence se poursuit. La greffe prend bien. Elle renoue peu à peu avec sa voix, d'abord couverte par celle des autres.

Enfin elle n'écrit plus qu'elle-même. Seule et chantante. Désespérée et riante. L'enfant sommeille dans la chambre à côté. L'enfant qui bientôt la quittera.

L'amour qui nécessairement la tuera.

Comme on rêve, elle écrit. Comme on rêve d'une vie d'autant plus vraie qu'elle manque, d'autant plus claire qu'elle brûle. L'enfant n'y entre pas dans cette vie, ni le mari, ni même soi. C'est une vie qu'on n'a pas, et pourtant c'est la seule. Elle écrit pour l'avoir.

Elle écrit pour le pain de silence, la mie de lumière. Le blé de l'encre.

On s'éprend de son style comme on pourrait s'éprendre d'elle. C'est la même chose. La même rivière sous la feuille blanche, sous la robe rouge. Elle est devant la langue comme devant le miroir des légendes.

Dans l'enfance elle contemplait le ciel dans une flaque d'eau. Son cœur se prenait aux plus simples lumières.

C'est cela qu'elle trouve dans l'écriture. C'est cela qu'elle trouve dans la lecture. Elle lit beaucoup, des romans. Les livres sont comme une eau de fontaine. Elle en approche son visage pour le rafraîchir. Il n'y a aucune différence entre la lecture et l'écriture. Celle qui lit est l'auteur de ce qu'elle lit. Parfois l'auteur est inégal, elle s'ennuie de sa propre lecture comme on dort d'un sommeil laborieux, épuisant. Comme elle est sage, comme ses parents ont mis en elle cette obéissance de sagesse, ce mensonge du devoir, elle va jusqu'au bout du livre, elle ne sait pas plus abandonner un mauvais livre qu'un mauvais mari. Tant pis elle reste, elle va jusqu'à la dernière page, jusqu'à la fin des temps. Le mari souvent s'étonne : encore un roman. Elle ne répond pas.

D'ailleurs allez répondre à cette question : pourquoi tu lis des romans, pourquoi cette manie de bonne femme, ce temps gâché à lire.

Qui entendrait la vraie réponse : je lis pour faire sa place à la douleur. Je lis pour voir, pour bien voir –mieux que dans la vie – l'étincelante douleur de vivre » Je ne lis pas pour être consolée, puisque je suis inconsolable. Je ne lis pas pour comprendre, puisqu'il n'y a rien à comprendre. Je lis pour voir la vie en souffrance dans ma vie –simplement voir. Oui, allez donc répondre ça.

La douleur est dans la vie des femmes comme un chat qui se faufile entre leurs jambes quand elles repassent le linge, refont les lits, ouvrent les fenêtres, épluchent une pomme. Un chat qui parfois leur prend le cœur, l'envoie rouler à plusieurs mètres, le reprend dans ses griffes, en joue comme d'une souris mourante. Ce chat est dans la vie des femmes même quand il les laisse en paix. Elles savent qu'il est là, dans un coin. Elles ne l'oublient jamais. Jusque dans la joie elles l'entendent respirer, comme on perçoit le chant d'une source sous tous les bruits de la forêt.

Les hommes ne laissent pas la souffrance séjourner en eux. A peine l'ont-ils devinée qu'ils l'expulsent en violence, en colère, en travaux.

Les femmes, elles, la reçoivent comme un chat affamé qui a besoin, pour reprendre vie, de les détruire. Elles ne bougent pas. Elles laissent faire et, pour occuper ce temps mort des souffrances, elles ouvrent un livre, un roman, encore un roman. Ce qu'elles y trouvent, c'est ce qui est dans chacun de leurs jours : l'espérance et les ruines, l'inquiétude et la grâce, l'éternelle plaie de vivre, un chat miséreux, chassé de partout, recueilli là endormi sur la page, les flancs maigres, un prince noir de douleur.

Quand elle n'écrit pas dans les carnets, quand elle ne lit pas dans les miroirs, elle regarde les hommes qui l'approchent. Elle a pour eux des manières brûlantes et froides. Elle séduit sans connaître sa séduction, elle séduit en raison de cette méconnaissance. Elle est comme lasse de plaire, fatiguée de vous et d'elle-même et de tout : présente, elle est absente.

Elle est dans l'ombre, retournée vers l'enfance. A vingt ans elle avait de longs cheveux noirs. Une rivière aux épaules. Une armure de douceur. C'est peut-être ça qu'elle recherche dans les carnets dormants : l'ancien visage, l'image ouverte. Un peigne de mots sur l'encre noire.

C'est peut-être ça, ou autre chose. Et même rien. Il y a besoin de si peu, pour écrire. Il n'y a besoin que d'une vie pauvre, si pauvre que personne n'en veut et qu'elle trouve asile en dieu, ou dans les choses. Une abondance de rien. Une vie à l'inverse de celles qui sont perdues dans leur propre rumeur, pleines de bruits et de portes. On écrit mal avec de telles vies. Elles sont sans intérêt à dire.

On ne peut bien voir que dans l'absence.

On ne peut bien dire que dans le manque.

On ne peut, pour voir le pur visage de la mendiante, que tourner les pages d'un carnet, regarder ces écritures qui s'entassent dans le soir : l'héritage fabuleux qui grandit dans le sommeil de l'enfant.

Christian Bobin - Une petite robe de fête



23/04/2010
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